Atelier « Penser les transitions »
Organisation : Jean-Louis Tornatore (LIR3S UMR 7366 CNRS-UBE)
Séance organisée en collaboration avec l’Équipe de Recherche sur les Cosmopolitiques Autochtones (ERCA, Québec) et
animée par Caroline Darroux et Jean-Louis Tornatore
Entrée libre, sans inscription et gratuite,
dans la limite des places disponibles.
Séance en comodal. Accès à la visioconférence :
https://uqam.zoom.us/j/89791477789 (9 h. – 12 h. Montréal / 15 h. – 18 h. Dijon).
Présentation
Après un essai de « résonance » envisagé depuis la « résurgence autochtone » – comment « résonnent » les philosophies autochtones dans les pensées actuelles de l’écologie et du vivant ? –, puis une focale sur les « pensées décoloniales » promouvant une critique de la modernité euro-occidentale depuis les terres des Amériques soumises au colonialisme de peuplement et d’extraction, avec ce troisième volet, nous proposons de centrer notre réflexion sur le devenir anticolonial de l’anthropologie. Ce mouvement est sans doute amorcé depuis quelques lustres, mais il a pris une tournure singulière autant avec le « tournant ontologique » qu’avec les critiques parfois sévères que cette orientation a suscitées, mettant l’anthropologie en demeure de penser sa légitimité, sa place et son engagement à l’égard des peuples autochtones, ceux-là même qui ont été ses objets et, en un sens, ses sujets.
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Qualifier ce devenir d’anticolonial, c’est à la fois prendre acte de ce que « la décolonisation n’est pas une métaphore »[1] et qu’elle doit épouser en premier lieu les luttes des autochtones pour la restitution de leurs vies et de leurs terres, et refuser de s’enfermer dans un débat désinvolte, stérile et parfaitement auto-euro-centré prétendant distribuer des bons et des mauvais points en droiture ou imposture intellectuelle[2]. Et nous reprenons alors volontiers la proposition de Max Liboiron, scientifique autochtone michif au Canada : « Il existe toutes sorte de manières de pratiquer une science anticoloniale ; en plus des sciences autochtones, il existe aussi des sciences queer, féministes, afro-futuristes, ainsi que des rapports spirituels à la terre qui sont anticoloniaux. Anticolonial sert ici à décrire la diversité des méthodes, des positionnalités et des obligations qui nous permettent de “se tenir avec” les uns et les autres, en recherchant ensemble à établir de bonnes relations au territoire au sens large[3]. » En sorte que « se tenir avec les uns » et les autres, c’est-à-dire refuser d’endosser ou de reproduire les tendances des instances colonisatrices à s’arroger le droit aux Terres, aux cultures, aux concepts, aux savoirs et aux modes de vie autochtones (ibid.), suppose en l’occurrence la prise en compte d’un double mouvement : celui initial d’un retour d’anthropologie, au sens très concret de retour de bâton, et celui consécutif d’un désengagement en forme ultime d’engagement à laisser les premiers concernés occuper les espaces politiques et académiques[4].

Le premier mouvement a été pointé par Roy Wagner, sous l’expression d’« anthropologie inverse »[5], poursuivi par Eduardo Viveiros de Castro comme « alter » ou « contre-anthropologie », soit une « anthropologie placée en travers de la nôtre »[6] qui, contrevenant au mot d’ordre se voulant généreux de faire valoir le « point de vue de l’indigène », le lui jette à la face, laissant entendre que les « indigènes » devenus « autochtones » – par la vertu de la reconnaissance onusienne – ont des préoccupations qui regardent moins la théorisation et la spéculation que la récupération de leurs vies. Dans un livre récent et important, Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc (Marseille, Wildproject, 2024, le philosophe Jean-Christophe Goddard prend le parti d’explorer les formes d’anthropologie inverse en Afrique et en Amazonie et, à l’appui d’œuvres philosophiques, cosmopolitiques ou littéraires (Fabien Eloussi Boulaga, Davi, Kopenawa, Sony Labou Tansi, Patrice Yengo, Aimé Césaire…) et au prix du geste paradoxal d’une écriture exigeante, montre que la critique de l’homme blanc auxquelles elles se livrent tire sa puissance politique de leurs dimensions orale et performative. Inversion totale : les fous sont bien les maîtres lorsque, écume aux lèvres, ils prennent possession des corps autochtones.
Ce positionnement hors de l’écrit est alors ce à quoi est renvoyé l’anthropologue lorsque pris dans le deuxième mouvement – un retour du retour –, il prend au mot la notion d’altérité comme une tension vers l’altruisme jusqu’à la suspension sinon l’oubli du projet de sa discipline – comme si une discipline pouvait être un projet ! Ainsi depuis 2016, l’anthropologue Laurent Jérôme anime avec le directeur de l’école secondaire de la communauté Atikamekw de Manawan (Québec), Sakay Ottawa, le projet Matakan, projet qui s’est donné pour objectif l’autochtonisation de l’éducation et l’organisation, chaque été, de camps de transmission de savoirs en forêt à destination des jeunes Atikamekw du secondaire[7]akan, en langue atikamekw, soit « lieu de passage, de transition », laisse bien entendre un changement de rôle, à terme, et nécessairement l’abandon d’une posture d’autorité – au moins un partage d’autorité, dans une relation à parts égales. L’anthropologie, qui n’a guère été jusqu’ici une science altruiste, y gagnerait-elle de quoi survivre aux renvois cinglants des contre-anthropologies ?

Matakan Orocwewin (2022)
Poser l’anthropologie contre les contre-anthropologies, soit mettre le singulier de l’une à l’épreuve du pluriel des autres, interroge ses conditions de possibilité aujourd’hui, devant la permanence de la perspective anticoloniale…
Pour dénouer les linéaments de ces deux mouvements, nous aurons le plaisir d’accueillir et d’entendre Jean-Christophe Goddard, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès et directeur le l’Equipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRAPHIS), et Laurent Jérôme, professeur d’anthropologie au département de sciences de religions de l’Université du Québec à Montréal et directeur de l’Équipe de Recherche sur les Cosmopolitiques Autochtones (en visio depuis Montréal).
[1] Eve Tuck et K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, Sète, Éditions Ròt-Bò-Krik, 2022.
[2] Comme voudrait nous y inviter un piètre livre dont la traduction en français est récemment parue.
[3] Max Liboiron, Polluer, c’est coloniser, Paris, Éditions Amsterdam, 2024, p. 77.
[4] Nous suivons ici la proposition de l’anthropologue brésilienne Alicida Rita Ramos, « Disengaging Anthropology », in Deborah Poole (ed.), A Companion to Latin American Anthropology, Oxford, Blackwell Publishing, 2008.
[5] Roy Wagner, L’invention de la culture, Bruxelles, Zone Sensible, 2014 [1975], p. 44.
[6] Eduardo Viveiros de Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019, p. 92 ; Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris PUF, 2009, p. 44.
[7] Laurent Jérôme, Sakay Ottawa, Marie-Christine Petiquay, « Projet Matakan : Autochtonisation de l’éducation et affirmation territoriale par l’enseignement en forêt pour les jeune Atikamekw du secondaire », Revue de la persévérance et de la réussite scolaire chez les Premiers Peuples, vol. 4, 2021, p. 34-37. Site Internet : https://www.facebook.com/ProjetMatakan/?locale=fr_FR
Programme
- Jean-Christophe Goddard (ERRAPHIS – EA 3051, Université de Toulouse 2 Jean Jaurès)
- Laurent Jérôme (Université du Québec à Montréal)